Ce chapitre rend
compte d’expériences vécues dans l’animation et l’éducation populaire en tant
qu’animateur, directeur et formateur auprès de publics de tous âges dans les
milieux scolaires, périscolaires, de loisirs. Je travaille actuellement, et
depuis quelques années maintenant, au sein d’écoles alternatives pour le
développement et la mise en place d’un lieu de vie éducatif permettant
l’expression et la vie des capacités d’apprentissages et de développement
propres à chacun.
Dans mon
approche, l’éducation est un moyen pour transmettre des compétences, des
capacités, des valeurs, un processus dans lequel les éducateurs et les éduqués
s’influencent mutuellement et échangent régulièrement leurs rôles. Un processus
enfin qui vise de façon optimiste à faire évoluer la société vers un système
d’interaction juste et équitable.
Qu’est-ce que l’attention ?
J’envisage
l’attention comme la capacité à se focaliser, à faire tendre son énergie, sa
concentration, son écoute. L’attention sert à mobiliser son potentiel sur un
objet et à s’y consacrer sur un laps de temps plus ou moins long. En ce sens,
un trouble de l’attention serait un défaut de cette capacité.
L’attention
ainsi définie suppose un processus amenant à une manière concentrée de vivre
une situation. Elle peut être le résultat d’une implication volontaire dans une
activité. Mais le plus souvent, cette capacité est à exprimer dans le cadre
d’une injonction : on demande de l’attention à celles et ceux qui nous
écoutent. L’attention serait donc aussi dans de tels cas une preuve de respect,
de maîtrise de soi. D’une manière plus problématique, l’attention est parfois
interprétée comme le résultat d’un effort motivé par l’intérêt porté par une
personne à une autre. De ce point de vue, un manque d’attention viendrait
forcément d’un défaut de la part de celui ou celle supposée écouter et/ou se
rendre visiblement disponible.
Dans le cadre
d’une relation d’apprentissage, on considère généralement que c’est à
l’apprenti de faire preuve d’attention envers le sage, et s’il s’avère que
lorsque l’apprenant ne peut donner de l’attention, les conclusions tombent
schématiquement, selon mes observations, dans deux catégories : celle d’un
manque de volonté ou celle d’un trouble. Dans les deux cas, la responsabilité
de ce qui est perçu comme un problème est attribuée à l’apprenant…
Contexte éducatif
et normalisation
Dans mon travail auprès d’enfants et de jeunes, j’ai pu
voir et pratiquer différentes approches, mais j’en arrive aujourd’hui à me
concentrer sur la question de la relation et du contexte éducatif. Le contexte éducatif est une situation
d’interaction comprenant à la fois les espaces physiques, les règles, les
statuts, le temps. La relation éducative,
fortement influencée par ce contexte, est le lien vivant entre l’apprenant et
l’éducateur qui y sont vus comme des collaborateurs.
Dans la majorité des situations, le contexte éducatif est
un contexte institutionnel, il est le résultat d’un long processus historique
qui vient définir le contexte et la relation éducative. Dans le cas de l’école,
il s’agit d’une situation mettant en jeu élèves et enseignants au sein d’une
institution dont le but de transmettre des savoirs et des compétences. Et ce
contexte se trouve définir un espace d’expression dont chacun des membres va
devoir jouer le jeu.
L’enjeu éducatif est aujourd’hui largement assimilé à la scolarisation,
c’est-à-dire à une vision qui envisage l’enfant par le prisme de l’élève. Il
s’agit principalement d’amener l’enfant à adopter et à vivre un comportement
valorisé par la structure d’accueil. C’est souvent donc la normalisation,
l’assimilation de l’enfant à ce système qui est vue comme permettant le
développement et l’évolution de celui-ci.
Lorsque le jeu
de l’élève et du maître se joue sans encombre, chacun va renforcer son rôle et
pouvoir s’y investir. Mais lorsque l’élève ne joue pas son rôle, alors il va
falloir l’aider… À l’école, le rôle de l’élève se joue sur neuf demi-journées,
le plus souvent dans un format de classe autour d’activités organisées par
l’enseignant dans le cadre d’un programme national. Il y a à l’école des temps
dédiés à des types d’activités qui sont les mêmes pour tout le monde, et la
normalisation des enfants dès la maternelle, voire même plus tôt selon les
recommandations de l’OCDE, doit permettre la scolarisation de masse dans
« les meilleures conditions ». Cette conception de la scolarisation
implique en effet un enjeu de gestion des enfants en tant que groupe social,
les comportements devant donc être standardisés pour être gérables.
Dans la
pédagogie Montessori, on parle aussi de normalisation. Les enfants intègrent
dès leur entrée à l’école, vers trois ans, les processus d’utilisation du
matériel, la gestion de leurs déplacements, les activités acceptables et celles
qui ne le sont pas. Plus généralement, des codes de conduite sont nécessaires à
un fonctionnement collectif, et ces codes de conduite
supposent pour les membres du groupe une maîtrise de leurs corps au
regard du contexte dans lequel ils évoluent. Ainsi, je vais pouvoir agir
bruyamment, me rouler par terre et sauter sur des gens lorsque je joue au
rugby, comportement inacceptable dans le contexte de la classe. Et dans ce cas
particulier, il serait malvenu de mobiliser mes comportements d’élève au milieu
de la mêlée.
Chaque contexte comporte donc des codes qui permettent à ce
contexte de se pérenniser et de rester viable, jouable et vivable. De ce point
de vue, les comportements valorisés au sein d’une école, car pratiques pour
assurer son bon fonctionnement, sont très particuliers : le déplacement en
rang et en silence, la capacité à répondre quasi-instantanément à une demande
extérieure, le fait de devoir réaliser des tâches définies par d’autres, le
travail assis et intellectuel, la recherche de la performance dans les
évaluations, la soumission à l’autorisation pour aller aux toilettes… Ces
comportements sont proches de ceux attendus
d’un exécutant, mais de plus en plus éloignés de ce qui est espéré pour
un citoyen ou un individu qui devra trouver sa place, en dehors du champ
professionnel, dans un monde en mutation profonde au sein duquel
« l’initiative personnelle » est de plus en plus officiellement
valorisée.
Cette
normalisation forcée se dote aujourd’hui d’outils médicaux et médicamenteux,
les profils atypiques fleurissent, les spécialistes aussi. Comme si l’urgence
était dans la mise en place rapide de solutions, de traitements des comportements
« déviants ». De plus en plus d’enfants sont diagnostiqués et, même
quand ils ne sont pas médicamentés, ils sont affublés d’une étiquette venant
expliquer pourquoi et comment ils ne peuvent se conformer. Il est de plus en
plus fréquent d’accueillir des enfants qui ont un dossier psychologique ou
psychiatrique, et ce de plus en plus jeune. Il est d’ailleurs intéressant de
constater à quel point, un peu comme un ophtalmologiste qui a tendance à
prescrire une correction pour la vue, les psychologues ont tendance à détecter
les pathologies liées à leurs formations. La différence semble être
automatiquement interprétée en terme de de défaut (ou de « déficit »)
au regard d’un étalon qui serait l’individu « normal ». Le tout avec
le risque majeur de donner à l’enfant un qualificatif qui va le définir jusque
dans ses propres yeux, faisant de sa spécificité une pathologie.
L’engrenage est
complexe, car les intentions sont à chaque fois louables et se veulent au
service de l’enfant ; les parents cherchent en grande majorité à donner à
leurs enfants le maximum de chances de « s’en sortir ». L’école reste
en effet une référence centrale en tant que voie d’évolution vers une réussite
sociale. Mais lorsque, du coup, l’énergie des familles, des enseignants, des
psys, des enfants est mise sur le respect des formes de la scolarisation (plus
que sur l’acquisition effective de compétences), cela peut se faire au prix du
respect de l’intégrité physique des individus et d’une inclusion participative
dans la société des enfants et des jeunes en tant que citoyen actifs et
entiers.
Deux expériences en colonie
J’ai eu l’occasion
d’accueillir des enfants diagnostiqués hyperactifs lors de mes expériences
d’animateur et directeur de colonies de vacances. Je me concentrerai ici sur
deux garçons qui bénéficiaient d’une pause dans leur traitement au sein d’une
colonie de vacances fonctionnant sans planning, avec un choix d’activités
laissé libre pour les participants. Des espaces étaient aménagés autour
d’activités physiques, créatives, de repos, chacun de ces espaces étant
accessible et les enfants étant amenés à construire eux-mêmes leurs journées.
L’intention étant de pouvoir atteindre le plus souvent possible une situation
de jeu, au sens d’activité autotélique de libre implication.
Lors de ce
séjour, deux enfants hyperactifs étaient accueillis, qui ont pu vivre leur
séjour avec les autres malgré la suspension de leur traitement médicamenté.
Cela n’a pas été simple au départ, mais en jouant sur les références associées
au lieu et le rapport aux adultes, nous avons pu débloquer des situations
complexes.
Un
point commun est apparu entre ces deux garçons, celui d’une violence physique
impulsive (allant quelque peu au-delà de la seule « hyperactivité »),
pour laquelle il a fallu trouver des solutions constructives sans appui
médicamenteux. Pour le premier qui avait huit ans et que nous nommerons André,
il est apparu assez tôt qu’il s’agitait et pouvait s’en prendre aux autres en
utilisant des cris et parfois des coups. Ma première intervention a été de lui
demander de m’exprimer ce qui le dérangeait chez les autres et de me raconter
ce qui se passait dans son corps lors de ces moments de grandes tensions. Il
est apparu que cela venait quasi-exclusivement d’une anxiété et d’une peur des
autres et du monde. On avait affaire à un garçon très angoissé.
Un jour où je le
trouve assis par terre devant une porte, je lui demande ce qu’il fait là :
« – Je suis puni… – Ah bon et pour quoi ? – Je sais pas. – Tu sais
pas ? Mais qui t’a puni ? – C’est Kévin. » Kévin est un
animateur, je vais à sa rencontre et je lui demande pourquoi André est
puni : « Il est cruel et démoniaque, il a tué un crapaud !
– C’est-à-dire ? – Il l’a écrasé
avec son pied. – Tu lui as expliqué ? – Il n’y a rien à expliquer, je lui
ai dit qu’il était cruel et que ça ne se faisait pas ! » Un peu
déconcerté, je retourne voir André, qui me raconte que lorsqu’il a vu le
crapaud, il a « flippé » et qu’après il ne se rappelle plus sa
réaction. Après vérification auprès d’autres enfants, et de sa sœur, notre
André avait en effet très peur.
Je suis donc
revenu vers Kévin et je lui ai demandé de présenter ses excuses à André, lui
expliquant qu’il n’était pas possible de punir un enfant sans avoir discuté
pour comprendre ce qui se jouait dans la situation. Avec Kévin, nous sommes
allé voir André, Kévin s’est excusé (un peu en colère contre moi), je lui ai
ensuite demandé de rester avec André pour discuter, et Kévin lui a dit combien
il avait été touché de voir un crapaud se faire écraser de cette façon.. Une
première solution a été trouvée : Kévin aiderait André à en savoir plus
sur les animaux. La fin de la colo a montré qu’André pouvait prendre en compte
l’impact de ses comportements sur les autres, et que même avec maladresse il pouvait
prendre soin de lui et des autres, tant que son environnement lui semblait
juste et bienveillant.
Lors de cette
même colonie de vacances, Kim avait aussi arrêté son traitement. L’expression
de ses comportements était également en décalage avec les autres enfants du
groupe, mais cela prenait la forme d’une introversion forte, et nous ne nous
serions rendu compte d’aucun problème sans un geste qu’il fit un midi. À
l’heure du repas, Kim ne vint pas manger ce jour-là, je suis parti à sa
recherche, et je l’ai trouvé derrière le bâtiment, sur le chemin de la cantine,
il était en train de frotter son poignet sur une plaque de métal en pleurant.
J’ai été à sa rencontre, et sans me regarder, il m’exprime sa volonté de
mourir. Je lui demande ce qu’il veut dire par là, et quand il me répond qu’il
ne veut plus vivre, j’en conclus qu’il a bien choisi ses mots.
Kim me semblait
alors très malheureux. Il avait une forte agressivité en lui, mais il
l’exprimait exclusivement contre lui-même. Du haut de ses neuf ans, il avait
acquis la conviction d’être inutile, d’être un poids pour sa famille et les
autres. Il n’avait aucune chance de se couper quoi que ce soit dans sa démarche
d’auto-mutilation, mais le message n’en était pas moins spectaculaire et très
clair. Nous avons mangé ensemble, et nous lui avons apporté avec l’équipe un
soutien tout particulier, pour l’aider à tisser des liens avec les autres
enfants. Les enfants l’appréciaient et n’avaient aucun souci relationnel avec
lui. Il avait donc importé ce regard auto-dépréciatif d’avant le séjour. Suite
à cet événement, Kim a su profiter de son séjour et ne s’est plus attaqué à
lui-même.
Ces deux
histoires aux fins joyeuses ont trouvé une issue grâce à la confiance qui a pu
se vivre dans les relations éducatives permises par un certain contexte. Les
enfants n’ont pas été jugés trop longtemps pour leurs actes, il s’est plutôt
agi de les voir comme des expressions fortes, adaptées aux capacités de
communication alors mobilisables par ces enfants. Pour Kim, et j’ai pu l’observer
souvent dans d’autres situations, le fait de jouir d’une libre circulation lui
a permis d’utiliser l’espace et le temps comme des moyens d’action et de
communication, ce qui permet à la fois de prendre des habitudes et de les
rompre. Ces ruptures sont des signaux forts pour les accompagnants, qui ont
alors l’occasion de constater des évolutions ou des tensions et peuvent y
prêter attention. La suspension du traitement instaurait peut-être de nouvelles
fragilités, mais la flexibilité du contexte éducatif mis en place dans cette
colonie a permis de « soigner » les problèmes relationnels par une
intervention relationnelle plutôt que médicamentée. Les enfants ont aussi pu
prendre une part active à leurs soins et ainsi être valorisés dans leur capacité
à se prendre en main.
Et à l’école ?
Je travaille
actuellement dans une école qualifiée d’alternative, où les enfants sont libres
de se déplacer dans les espaces. Nous avons des coins dédiés à différents types
d’activités. Les jeux de société, la bibliothèque, l’espace d’activités
scientifiques, celui des activités manuelles (peinture, sculpture, dessin…),
celui des activités mathématiques, de jardinage, des activités de langage et
celui d’histoire-géo et de recherches documentaires. Ces lieux sont en libre accès.
En plus de la proposition de déplacement physique, les enfants trouvent à
l’école des propositions d’adultes et/ou de pairs sous forme de conférences,
d’ateliers, de présentations. De plus, les enfants ont des objectifs quant à
leurs apprentissages et le développement de compétences, objectifs qui sont
formulés lors de rencontres entre parents, enfants et éducateurs.
La vie du groupe
fonctionne sur la base de deux règles fondamentales, qui sont le respect des
autres et du matériel. Les autres règles sont élaborées avec les enfants lors
des conseils hebdomadaires. Les enfants sont accompagnés à se positionner et à
prendre part à la gestion du quotidien, de leurs rapports aux autres, de la vie
de la classe et de leur développement. De plus, l’école est ouverte aux parents
jusque dans le développement de stratégies éducatives.
J’ai pu
fonctionner sur cette base au sein d’un collège et actuellement dans un
établissement primaire, et à ces occasions, j’ai pu accompagner des enfants
diagnostiqués avec des troubles de l’attention et de la concentration. Il
s’avère que dans ce type de système, cela n’a jamais posé de soucis
particuliers. Les enfants ainsi diagnostiqués ont, comme les autres, un mode de
développement transversal s’exprimant majoritairement par le jeu et nourri par
la richesse des interactions avec les autres, le milieu et eux-mêmes. Le
passage d’une question autour d’un animal à des questions de physique ou de
grammaire sont fréquentes car rarement distingués en catégories par les
enfants, et en lien étroit avec le jugement qu’ils ont d’eux-mêmes. Une
approche globale et d’émulation est donc de mise pour tout le monde avec la
réflexivité comme moteur.
Le cas de Mouss
illustre les implications d’un tel contexte sur les troubles attentionnels. Il
est arrivé avec un trouble diagnostiqué de l’attention et était présenté par
ses parents comme incapable de se concentrer ou de terminer ce qu’il
commençait. En effet, lorsque je lui ai proposé une tâche mathématique autour
de la réalisation d’une opération, il s’est avéré incapable de rester focalisé.
Il avait besoin d’énormément de soutien pour faire aboutir sa division, je
devais lui rappeler toutes les vingt secondes ce que nous étions en train de
faire. Il finissait par y parvenir au prix d’énormes efforts, mais il n’avait
pas retenu le processus de l’opération puisqu’il ne pouvait visiblement pas la
reproduire seul. Un grand problème, en effet, pour lequel le contexte scolaire
habituel enclenche un processus de diagnostic psychologique ou psychiatrique pouvant
amener à une médicalisation débouchant fréquemment sur un traitement
pharmacologique.
La semaine
suivante, un de ses camarades passionné par les calculs et y prenant un plaisir
visible et communicatif a attiré son attention. Mouss l’a observé et lui a posé
des questions. Je me suis approché de Mouss et lui ai demandé s’il voulait
essayer à son tour. Il m’a dit oui. Rapidement, il a voulu que je le laisse
faire seul et il a rapidement pu faire des divisions à virgule.
Le blocage était
bien un problème de focalisation et d’attention : Mouss ne peut pas se
focaliser sur une tâche dont il ne voit pas le sens et à laquelle il est sommé
de répondre par une réussite. Mais dès qu’il devient moteur de son action, il
peut rester concentré des heures, voire des jours entiers sur un ouvrage, un
exposé, une création. J’en arrive à considérer que le « trouble
déficitaire » vient souvent d’un élan d’émancipation de la part des
enfants, élan qui ne leur permet pas de se conformer rapidement à une demande
d’action venant de l’extérieur et paraissant peu motivée. L’injonction
d’attention et de concentration comprendrait en elle un paradoxe :
« J’attends de toi que tu sois attentif quand je décide que tu dois
l’être, que tu te prennes en main, quand je le décide pour que tu puisses plus
tard le faire par toi-même. » Assez logiquement, plus grands sont les
désirs et les capacités d’émancipation et de réflexivité, plus fortes sont la
frustration et l’intolérance envers les ordres et les incohérences.
Nous dépossédons
trop souvent les enfants et les autres de la temporalité de leurs actions et de
leur vie, et le contexte scolaire traditionnel se définit même formellement par
cette dépossession. Il n’y a pas de quoi s’alarmer si des individus très jeunes
manifestent un refus d’obtempérer. On peut tout aussi bien y voir le symptôme
d’une conquête de l’autonomie, de l’expression d’un libre arbitre fortement
valorisé dans nos cultures démocratiques et entrepreneuriales, et vu comme une
preuve forte d’évolution.
Plus rapidement,
j’ai pu assister à l’association de deux enfants eux aussi diagnostiqués avec
des troubles de l’attention, qui en effet évitaient systématiquement les
situations d’apprentissage, et plus précisément celles les mettant face à un adulte
censé savoir. Ils étaient âgés de onze ans et ont investi les extérieurs pour
s’y faire des cabanes et y vivre une relation forte, faite de jeux verbaux et
de constructions. Petit à petit, ils se sont rapprochés de la partie dédiée aux
apprentissages et à la vie collective, se faisant une cabane dans la classe. Le
processus a duré quelques mois, et il s’est avéré qu’ensemble ils avaient
réussi à retrouver une confiance en eux. Le suivi mis en place avec la famille
a permis aux deux garçons de vivre leur différence, d’en être fiers et de
pouvoir ensuite partager avec le groupe leurs capacités particulières
d’imagination et de création d’outils, ainsi qu’un don particulier pour
l’informatique. Très marqués par leur étiquette d’enfants différents acquise
dans leurs précédentes expériences – ce qui les avait amenés à être violentés
par d’autres enfants ou par des adultes enseignants – ils sont restés quelque
peu sauvages et insaisissables, ou plutôt libres de choisir quand et comment
ils allaient s’investir dans le groupe et les apprentissages.
Dans ce cas
également, le temps, l’espace et la confiance offerts par un contexte éducatif
alternatif ont permis, grâce à l’effort de la part des adultes de maintenir une
communication de qualité avec ces enfants, de réintégrer dans le groupe ces enfants
diagnostiqués comme souffrant de troubles attentionnels. Il est d’ailleurs à
noter que les troubles de l’apprentissage et le surdouement sont de plus en
plus reliés par les psychologues. Une autre étiquette…
Quelques pistes pour agir
L’inadaptation à
un système malade est le signe d’une bonne santé. Avant d’en venir à la
solution ultime de la médicalisation, de multiples actions sont possibles. À
mon échelle et dans mes différentes activités, autour de l’idée principale que
la liberté consciente ne s’acquiert que par son exercice quotidien, voici les
pistes qui semblent prometteuses :
Concevoir
l’école comme un outil plutôt que comme un objectif. En rendant à
l’institution son rôle de formation, de préparation au monde au service de
l’enfant et des familles dans une visée d’inclusion citoyenne, il devient
possible et nécessaire de soutenir le développement de singularités. L’appui
des professionnels de santé, des familles et des enfants aide l’institution
éducative à établir ensemble des objectifs raisonnables et valorisants au plus
près de la Zone Proximale de Développement de chacun et chacune. Cela implique
toutefois de faire de l’institution scolaire un outil flexible capable
d’adapter ses propositions à ses publics..
Inclure
tous les membres de la société dans la conception et la réalisation des visées
éducatives. En effet, l’éducation est un processus d’évolution et
d’intégration des évolutions du monde, des savoirs, des compétences, processus
actif tout au long de la vie. Donner une place aux jeunes et aux familles dans
l’expression de leurs besoins d’éducation et dans leurs désirs d’évolution est
une bonne façon de les mettre eux-mêmes dans une position d’éducateur. Cela
aide à cultiver la confiance dans le fait que l’on est capable de s’éduquer
soi-même ainsi que les uns les autres.
Accueillir
les différences comme des potentiels porteurs de richesses. Dans une
posture humaniste considérant la diversité humaine comme un gage de richesse
pour notre société, la normalisation chimique, si elle permet une stabilité das
comportements attendus face à la proposition institutionnelle, n’en reste pas
moins violente pour ceux qui la prescrivent comme pour ceux qui en subissent le
traitement. L’enjeu est ici de privilégier l’équité, plutôt que l’égalité, en
favorisant l’accueil des diversités au sein d’un collectif, plutôt que la
normalisation des individus comme pré-requis aux apprentissages.
Soutenir
la capacité d’adaptation des enfants à la place d’une injonction à la
normalisation. Les différences ne peuvent être une richesse que dans
la mesure où ces richesses sont partageables. Un soutien fort est nécessaire
pour permettre aux enfants, aux familles et aux éducateurs de maintenir et de
soutenir une communication de qualité autour de codes et de valeurs qui
permettent une vie ensemble de qualité. Là encore, c’est la concertation et
l’ouverture de l’ensemble des membres de la communauté éducative qui est
nécessaire, ce qui implique d’une certaine façon de dé-sanctuariser l’école.
Pour faire cela,
il s’agit de maintenir une forme de réflexivité permanente. Cela implique pour moi, dans mon travail,
d’utiliser les trois leviers à notre
disposition face aux situations complexes. Chacun de ces leviers donne
des marges de manœuvre que j’investis dans la mesure de mes capacités, seul,
avec des collègues et au sein de diverses associations.
Moi,
mon comportement, mon regard : le problème viendrait-il de moi-même ?
Si oui, je m’en occupe. Si non, ou si je ne m’en rends pas compte, alors je
joue sur les piliers suivants.
L’environnement :
est-il adapté ? Permet-il d’expliquer les racines du comportement
problématique ? Comment le réaménager pour qu’il favorise un changement de
comportement ? Lorsque le problème vient de l’aménagement de la classe, de
règles collectives, je peux influer sur ces facteurs. Parfois c’est la société
qui, dans ses injonctions plus générales, crée cette situation. Puis-je
infléchir ces injonctions générales au sein de mon environnement
particulier ? Si oui, allons-y. Sinon, il me reste à agir sur le troisième
pilier.
L’autre : le défi est ici de lui permettre de comprendre que son comportement
problématique n’est pas acceptable dans les conditions communes qui sont les
nôtres. Il faut s’efforcer de le contraindre et de l’aider à se contraindre, si
ses comportements s’avèrent toxiques pour les autres. Si toutefois cela ne
devait pas permettre d’avancer, alors il faudrait recommencer la boucle…
Quelques
questions que pose le recours à la ritaline
Les quelques cas particuliers évoqués ici ne font pas
preuve qu’on puisse se passer complètement de traitement médicamenté dans
toutes les situations. Ils indiquent toutefois clairement une alternative, que
de nombreux éducateurs mettent déjà en place, mais qui peine à être entendue
dans ses conséquences, certes dérangeantes, mais incontournables.
On semble recourir à la ritaline pour imposer de
l’extérieur des tâches dont l’élève ne perçoit pas la nécessité, ou plus
exactement, pour induire en lui une attitude de soumission envers l’imposition
de telles tâches. Les quelques expériences relatées dans les pages précédentes
suggèrent que, dans de nombreux cas au moins, on peut parfaitement se passer de
traitement médicamenteux, dès lors qu’on fait de l’apprentissage et du
développement de compétences via une stimulation de la libre implication, la
visée principale du processus éducatif. Cela demande toutefois, de la part de
l’éducateur, une attention à la singularité de l’enfant ainsi qu’une
flexibilité dans l’aménagement du temps, de l’espace, des règles que toutes les
institutions éducatives, dans leur formes actuelles, ne sont peut-être pas en
mesure d’accommoder tant leurs enjeux et modes de fonctionnement semblent
éloignés de ceux des enfants et des familles.
À la lumière de mon expérience de pédagogie alternative,
l’usage de la Ritaline pose donc une série de questions : dans quelle
mesure l’institution éducative se fixe-t-elle pour mission d’enseigner, de
partager, de transmettre des compétences et des valeurs de respect,
d’émancipation, de travail et de collaboration ? Ou dans quelle mesure
s’agit-il pour la scolarisation d’encoder chez les enfants et les familles des
habitudes de soumission ?
Plus précisément :dans quelle mesure l’usage de la
Ritaline, d’un traitement chimique ou de la force en général, ne
court-circuite-t-il pas le processus interne conduisant l’élève à vivre ses
processus d’apprentissage ? C’est bien l’expérience de ces processus, et
non seulement leurs résultats chiffrés lors d’examens, qui nourrit un
apprentissage véritablement émancipateur et reproductible par l’enfant. En
médicamentant l’attention, ne prenons-nous pas le risque d’éliminer à la source
les motivations à l’expression des singularités et de la curiosité ?
En dernière analyse, la question est la suivante :
appartient-il aux nouvelles générations de supporter jusque dans leur
métabolisme les incohérences entre notre système éducatif et nos aspirations collectives? L’éducation
donne le ton de la capacité d’inclusion et de l’ouverture de notre société.
Quand elle devient un accueil collectif à visée éducative d’enrichissement
mutuel, alors les diversités deviennent des richesses, et les comportements des
enfants des messages expressifs envoyés aux éducateurs et à la société. Le
principal problème d’un usage abusif de la ritaline est sans doute d’étouffer
ces messages au nom d’une normalité conceptuelle et de nous priver du point de
vue de certains enfants sur notre monde.
En dernière analyse, la question est la suivante : appartient-il aux nouvelles générations de supporter jusque dans leur métabolisme les incohérences entre notre système éducatif et nos aspirations collectives? L’éducation donne le ton de la capacité d’inclusion et de l’ouverture de notre société. Quand elle devient un accueil collectif à visée éducative d’enrichissement mutuel, alors les diversités deviennent des richesses, et les comportements des enfants des messages expressifs envoyés aux éducateurs et à la société. Le principal problème d’un usage abusif de la ritaline est sans doute d’étouffer ces messages au nom d’une normalité conceptuelle et de nous priver du point de vue de certains enfants sur notre monde.
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